Les blessures infligées aux autres…Suite

Le point de vue de Guillaume

J’étais tranquille devant ma télé et tout d’un coup, écran noir !
J’ai observé cet écran en manipulant mes diverses télécommandes. Et si c’était cela la fin, cet écran noir qui me défie.
Il faudrait que j’agisse avant l’arrivée d’Hélène.
Je me suis trouvé assez efficace. j’ai téléphoné au réparateur taciturne qui m’a dit qu’il allait passer dans l’après-midi. Confiant, j’ai essayé de me servir de l’I-PAD que ma fille m’a offert pour Noêl. Je ne suis arrivé à rien. Je l’ai remisé dans un coin.
Le réparateur est venu. Il a parlé dans sa barbe de l’antenne collective et a disparu.
J’ai alors appelé le syndic en pensant qu’Hélène allait être contente de moi. Une jeune fille timide m’a répondu que le technicien était en RTT. J’ai rallumé la télé et contemplé mon écran noir.
J’ai pensé à ma femme Hélène, à ses énervements soudains. Elle va sans doute s’agiter, m’engueuler un peu, hurler contre les RTT. Puis, elle va résoudre le problème. Ses colères parfois injustes, monstrueuses, inadaptées me font peur. Mais je me rassure en pensant qu’elle a dû passer un moment agréable avec sa meilleure amie au bord de la mer et qu’elle devrait être en forme.
J’ai entendu la porte s’ouvrir et perçu une sorte de grognement.
« Bonjour le petit bonhomme, ça s’est bien passé ? » ai-je lancé immédiatement.
Elle a le teint plombé, les traits tirés. Elle s’est écroulée dans le fauteuil stressless, son grand sac mauve à ses pieds. Elle s’est mise à ma raconter son week-end d’épouvante en s’efforçant à l’humour. En même temps, elle fixait l’écran noir.
« Je me suis évanouie. Cette pétasse m’a reproché d’avoir voulu mourir dans ses bras. Elle m’a dit que j’étais le genre de personne à tomber dans les pommes quand un médecin compétent comme elle pouvait s’occuper de moi ! Elle n’a pas cessé de m’insulter. Elle a dit que sous prétexte d’humilité, j’étais juste une non-personne, incapable de faire cuire des pâtes, fermée à tout engagement. puis elle m’a planté sur le trottoir en disant qu’elle souhaitait ne jamais me revoir ! Merveilleux week-end ! » a-t-elle conclu en souriant faiblement.
Je la sens désarçonnée. Mais heureusement, je ne suis pas la cible cette fois-ci.
« Laisse tomber, cette femme est folle. Quand on compare Besancenot à Doriot, on a forcément quelque chose qui ne tourne pas rond. Peut-être m’écouteras-tu à l’avenir quand je te conseillerais de ne pas partir en week-end si tu es mal fichue ? Au fait, la télé est en panne. j’ai fait tout ce qu’il fallait. Rien de tel que des tâches pratiques pour oublier la folie humaine ! »
Le regard fixe d’Hélène passe de l’écran noir à moi avec un éclair de mépris.
« Vous êtes tous méchants » dit-elle
« Oh, oh, ta copine l’est. Pas d’amalgame s’il te plait. C’est bizarre, regarde, quand j’appuie sur ce bouton de la deuxième télécommande, on dirait que ça va marcher… »
Hélène se lève, saisit un gros livre et menace de me l’envoyer dans la figure.
« Tu ne vas pas faire une crise d’hystérie à cause de cette dingue. Allez, ce n’est pas grave. »
« J’avais juste besoin d’un peu de tendresse. je n’en peux plus. Mais qu’est-ce que j’ai fait pour susciter la haine ? Depuis que je suis née, des gens décident de m’exclure pour des raisons que je ne comprends pas. Je n’en peux plus. Je préfère en finir. Et toi, l’homme qui est censé m’aimer et me soutenir dans les moments difficiles, tu me parles de ta sacro-sainte télé ! »
Sa voix d’habitude presque inaudible est montée dans les aigus. Elle semble enfermée dans un profond désespoir. Elle reprend :  » Bon Dieu, mais ce monde est dingue. Qu’est ce que je vous ai fait à tous ! Cette bonne femme me reproche mon incompétence, me traite d’égoïste, de manipulatrice alors que je croyais que c’était mon amie. Et toi, tu es là écroulé sur ton fauteuil, incapable du moindre geste de tendresse, incapable de me foutre la paix avec ta télé. Vous êtes tous des monstres. Je n’en peux plus d’affronter des fous ou des idiots inutiles ! »
Elle pousse un long cri et se met à parcourir l’appartement frénétiquement. Elle dit qu’elle va partir, que nous n’avons plus rien à nous dire, qu’elle ne comprend plus rien à rien. Elle passe et repasse devant moi en essayant de pleurer. Elle remplit son sac de médicaments.
A ce moment précis, je me mets à la haïr.
J’étais tranquille dans ma grotte, enfin aussi tranquille qu’on peut l’être quand on a 75 ans, mal partout et l’interdiction à vie de boire le moindre petit verre d’alcool.
Je ne reconnais plus mon petit copain rigolo dans cette harpie pleurnicharde, vociférante, frappée brutalement par une sorte de syndrome de Tourette qui consiste à aligner des gros mots et à affirmer que le monde entier lui en veut.
Après 50 ans de vie commune, tout se passe comme si elle n’avait jamais compris mon besoin de calme, de distance pour lutter contre mes démons. Elle connait les mots qui me font souffrir, ces mots qui catégorisent, qui transforment mon univers pétri de contradictions en manichéisme simplet.
Je sais que je devrais me taire et attendre que la crise passe. Elle est malheureuse. Je comprends qu’il y a parfois de quoi désespérer des êtres humains.Mais, je sens ma violence remonter peu à peu à la surface. Je lui crie qu’elle est folle, hystérique, détestable, qu’elle n’est pas la seule à souffrir, que si chaque fois que quelqu’un lui fait mal, elle se venge sur moi, alors je préfère être seul, car les êtres humains sont souvent cruels et ce genre d’incidents se reproduira inévitablement.

Nous braillons sans discontinuer. Je lui lance un grand verre d’eau à la figure.

Tout peut s’arrêter.
Rien ne peut s’arrêter.