Mon chat et moi on a le même âge : témoignage


Mon chat et moi on a le même âge

-Je m’appelle Meschugue.( ça veut dire cinglé en yiddish.Je ne me sens pas juif. C’est bizarre cette revendication identitaire! Moi je serais plutôt universaliste, mais bon…) Je suis né en Aout 2003. J’entre dans ma dix huitième année, ce qui me fait en équivalent humain plus ou moins 85 ans.
Je sens bien que je vieillis. J’ai mal partout et même faire pipi dans ma caisse me fait souffrir.

Avant, il y avait un vieux monsieur sympa ici (qui a mystérieusement disparu). Il me donnait à manger en hauteur, parce qu’il avait sans doute du mal à se baisser. Il fallait que je saute et j’aimais bien montrer ma souplesse.
Cet endroit était à moi seul et je pouvais observer les deux habitants de cette maison sans avoir à lever la tête.
Depuis quelques mois je mange par terre. C’est un peu dégouttant. Je vois les pieds de ma patronne, maintenant seule, frôler ma gamelle.

Je ne sais pas ce que cette gentille vieille dame a fait du vieux monsieur. Son absence m’a attristé pendant plusieurs semaines. Pour la punir- au cas où elle aurait été responsable de sa disparition…on me cache tout- je la mordais dès que je sentais qu’elle pensait à autre chose en me caressant. Et c’était souvent que son regard s’assombrissait et que de l’eau tombait de ses yeux.

Avant j’étais un beau chat européen au poil fauve bien lisse, bien planté sur mes quatre grosses pattes.
Maintenant j’ai mal à l’arrière train. Je marche de travers et parfois je m’emmêle les pattes arrière. Il paraît que c’est de l’arthrose et que l’on n’y peut rien. C’est la femme méchante qui prétend m’ausculter qui l’a dit. Je l’ai toujours détesté celle-là pour ses incursions dans ma vie privée.
La dernière fois que j’ai vu cette bonne femme qui prétend me soigner, elle avait peur de moi. Elle portait des immenses gants. Elle m’appelait le chat tigre. Elle m’a planté une aiguille dans les fesses et je me suis réveillé très en colère et sans griffes.
Depuis ma maîtresse ne traverse plus la place de la Nation en ahanant, avec moi dans une caisse sale et moche pour aller voir cette horrible femme. Si c’est ça vieillir, c’est toujours ça de pris.

Maintenant je n’arrive plus à atteindre mes poils en bas de mon dos. J’ai des grosses boules de poils agglutinés. Je suis hirsute. On dirait un chat de gouttière.

Avant j’aimais bien montrer mes talents de gymnaste. Je sautais sur la grande armoire. Je regardais les deux humains m’applaudir d’en bas et après ce petit succès, je m’élançais vers le bas.
Mais la dernière fois, je me suis fait mal au dos. Je n’ai pas crié parce que comme tous les félins je suis très courageux. je passe plusieurs fois par jour devant cette grande armoire. Parfois elle me rend un peu triste et je me sens vieux et inutile.

Ma « maîtresse » dit souvent que quand on devient vieux, on devient aussi invisible.
Je ne sais pas trop ce que ça veut dire. Alors pour que l’on s’intéresse à moi je pousse des cris gutturaux. Ou alors le matin quand j’ai faim, je saute sur la forme allongée dans le lit. C’est radical pour se faire remarquer.

Il m’arrive de m’ennuyer un peu. Je regarde fixement ma « maîtresse ». Elle me caresse et envoie une petite boule en papier au loin. il faudrait que j’aille la chercher mais ça m’ennuie. Je sais qu’elle fait cela pour me distraire, mais elle ne semble pas comprendre qu’à mon âge, on ne joue plus.

Je dors beaucoup. Parfois, je rêve à ma jeunesse, à mes promenades dans les bois quand ces deux êtres à deux pattes m’emmenaient à la campagne et à ce grenier où j’allais me reposer après mes escapades, au petit chien gris tout poilu dont j’étais un peu jaloux. Heureusement, il est mort jeune. Et moi je suis toujours là.

Souvent, j’ai un peu froid. J’ai trouvé une cachette. Je me glisse entre le couvre-lit et le drap. Je suis bien, à l’écart du monde et de ses turpitudes, qui ne m’intéressent plus.

Je me demande parfois si je suis éternel. Comment ferai-je si ma vieille amie disparaît comme son compagnon un jour ?
Mais la plupart du temps, je ne pense pas à l’avenir ni au passé. Je profite de l’instant sur le canapé en cuir.
J’attends le mou du soir et le câlin dans le lit. J’entends ma « maîtresse » (je n’aime pas ce mot. Je suis un chat fier qui proclame : Ni dieux, ni maîtres!) murmurer à mes oreilles des mots d’amour. C’est agréable, juste un peu bizarre. Après quelques minutes, j’en ai marre. Je la mordille et je m’endors sur le petit meuble en liège près du lit d’où je peux observer ses mouvements.

Quand j’aurai trop mal, je le ferai savoir à ma vieille amie. Alors pour la dernière fois, elle m’emmènera chez la méchante dame.
J’ai de la chance. Pour une fois je serais content qu’elle me pique les fesses pour que je m’endorme sereinement, la patte dans la main de mon amie.

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