Le vertige Me Too et le courage de la nuance

« Et je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même. Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l’énergie de la violence, la force de la cruauté, pour cette plus faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l’homme que nous espérons des dieux lâches que vous révérez. »
Albert Camus

Lettres à un ami allemand,1943

Cette phrase de Camus m’obsède depuis plus de 60 ans. Elle m’a empêché de participer pleinement à certains groupes militants, agrippés à leurs certitudes.Et maintenant, après la chute de l’URSS et bien d’autres dérives, elle me conforte dans mes contradictions. Dubito ergo sum.

Caroline Fourest, militante féministe de la première heure, autrice de : »Le vertige Me Too » a eu le courage d’introduire des nuances dans la mise en oeuvre de ce slogan.

Après avoir rappelé les détails des différentes affaires de viols ou de harcèlements sexuels qui ont été médiatisés depuis ce XX1 sème siècle, à juste titre, elle s’attache dans une deuxième partie, à mettre en lumière les cas douteux, où la surmédiatisation risque de bouleverser la vie d’innocents.

« Avant Me Too, les victimes d’agressions tremblaient de peur. Rares étaient les fausses dénonciations. Depuis que la peur a changé de camp, dénoncer une agression sexuelle est mieux accepté voire héroïsé. Dans les milieux les plus éveillés, la parole des victimes étant sacrée, il devient même impossible d’en douter ou d’invoquer la présomption d’innocence sans passer pour un traitre. » (page 189)

Quand Caroline Fourest émet des doutes sur un cas, elle le décrit dans les détails. A aucun moment, elle ne remet en cause la nécessité de dénoncer des agissements criminels.

Elle pose cette question fondamentale : « L’un des apports incontestables de Me Too est de cesser de mettre en doute, de façon systématique, la parole des victimes. Tout le monde, sauf les violeurs, s’en félicite. Il faut effectivement écouter toute personne se disant victime d’une agression. Mais faut-il pour autant croire sur parole toute accusation? Cela reviendrait à basculer dans une justice alternative, expéditive et arbitraire, qui n’a rien de juste. »(page 198)

Dans sa conclusion, elle fait plusieurs propositions : remplacer « je te crois » par « je t’écoute », » ne pas mélanger l’offense et la violence sexuelle, la proposition (même maladroite) et l’agression », « ne plus confondre le féminisme avec le victimisme »…

Il ne s’agit pas ici de faire une critique complète du livre mais d’attirer l’attention sur l’importance des nuances et des contradictions dans toute analyse d’un fait de société. Depuis la parution du livre j’ai entendu beaucoup de critiques plus ou moins claires à son encontre. Caroline Fourest a beaucoup de clairvoyance et de courage. Nos sociétés à parole unique iraient mieux si elles suivaient son exemple;

Que l’on me permette de citer ici Jean Birnbaum dans un texte sur Camus : « Comment concilier indignation et lucidité ?Un révolté peut-il donner libre cours à son « gout pour la justice » et en même temps « tenir les yeux ouverts »…

« Contre les rentiers de la révolution, qui moquent en lui un démocrate mou, « bourgeois naïf » (Sartre), Camus tient bon. Qui reconnait ses erreurs n’est pas un tiède mais un homme d’honneur. Qui affronte ses contradictions intimes ne mérite pas le nom de lâche. Il y a un courage des limites, une radicalité de la mesure« 

« Quand la sottise infecte les discours, quand les certitudes étouffent toute parole libre, tenir sa langue est le meilleur des gestes barrières…Sept décennies plus tard et alors que prolifèrent à nouveau les épurateurs de tous poils, la voix de Camus résonne pour nous le rappeler : dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance. »

Caroline Fourest en héritière de Camus? Quel plus beau compliment puis-je lui faire ?