A Jean-Louis Fournier pour ses « agacements»
Comme des millions de gens, je fulmine quotidiennement contre la bêtise humaine, celle des autres bien entendu. J’ai 72 ans. J’ai commencé à m’indigner peu après ma naissance en 1940 parce qu’un fou dangereux avait décidé qu’il fallait tuer plein de gens dont les juifs. Si je compte bien, cela fait 26280 jours que je me fous en rogne contre une condition humaine qui ne progresse guère.
Je sais que mes révoltes de simple citoyenne inconnue du « grand public » n’intéressent pas grand-monde. Bêtement, j’en conviens, il m’arrive de penser que les remarques parfois judicieuses de simples quidams sur le fonctionnement de tel ou tel Service après vente ou Service public pourraient peut-être servir à les améliorer, plutôt que de valoir aux quidams en question des remarques courroucées de la part des responsables concernés.
Etre vieux, avoir comme seul horizon la dépendance ou la mort, cela risque d’aigrir le caractère le mieux trempé ou le plus dopé aux antidépresseurs. Je déteste l’idée d’être amère et j’ai décidé de continuer à enrager contre tout ce qui me paraît aller mal dans nos sociétés et qui pourrait changer pour peu que l’on s’en préoccupe, ce qui implique la prise en considération de l’avis des usagers et l’écoute.
J’ai été militante de base depuis l’âge de 19 ans au PSA, au PSU, au PC, à la CGT, à la CFDT, aux « Jeunes inspecteurs du travail en colère » en 1968, au MLF et dans d’innombrables autant que malheureusement inutiles « Associations pour la paix au moyen Orient ». Bon petit soldat, j’allais dans les manifs, les réunions interminables, les congrès, les séminaires, les colloques écouter des tribuns qui de manière générale ne semblaient pas intéressés par ce que les militants de base avaient à dire.
J’ai le vertige en pensant à ces milliers d’heures ennuyeuses passées à écouter les chefs et les magouilleurs de tous bords. Certes l’Algérie est devenue indépendante et quelques hommes font la vaisselle mais cela valait-il le coup de perdre tant de temps ?
En y réfléchissant bien, je n’ai pas complètement perdu mon temps : j’ai observé les ancêtres des Copé/Fillon , Aubry/Royal se disputer des postes, des lambeaux de pouvoir. J’en ai tiré quelques nouvelles plus ou moins drôles. Il n’y a rien de mieux que de se taire pour écouter ceux qui ne vous écoutent pas.
Que mon lecteur éventuel ne se méprenne pas. Tout n’était pas négatif dans les actions menées et le XX° siècle a vu autant d’horreurs que de progrès sur tous les fronts. Je dois reconnaître aussi que j’ai aimé la chaleur de certaines manifs, adoré les débuts du MLF, rencontré des gens loyaux et honnêtes. Bref, comme disait ma mère, ça m’a occupé.
Certes, les résultats ne sont pas à la hauteur de mes rêves. Mais qui à part Dieu auquel je ne crois pas, pourrait agir contre les aspects narcissiques, mesquins et parfois criminels de notre condition humaine ? Ceux qui pourront résoudre cette question gagneront un paradis avec plein de chocolats.
Il fallait sans doute que je quitte ces groupes étouffants pour savoir qui j’étais réellement et rester fidèle à ma sentence prononcée à Alger en 1965, alors que les Pieds rouges dont j’étais fêtaient en meute ce qu’ils pensaient être leur contribution à la révolution socialiste algérienne : « Le groupe c’est la mort. »
Je le pense toujours mais je sais aussi qu’il est difficile d’agir seul.
C’est l’un des rares privilèges de la vieillesse que de très bien vivre en dehors des groupes ou à côté d’eux, sans avoir à supporter les batailles d’Egos, parce que l’on a enfin compris que l’on ne pouvait pas rivaliser avec les amoureux des pouvoirs aussi médiocres soient-ils.
Maintenant que j’ai souscrit mon contrat Obsèques, adhéré à Dignitas en Suisse pour essayer de ne pas mourir dans la déchéance dans la France des droits de l’Homme, il me reste à lancer une bouteille dans l’océan du Web sur les raisons de mes impatiences et les possibles réformes pratiques sur les thèmes que je connais un peu.
Ah oui, j’allais oublier. Vous connaissez la fameuse histoire du parano qui regarde une mêlée de rugby et dit à son copain : « Regardes, ils parlent de moi. ». Et bien je dois reconnaître que je suis un peu parano comme en témoigne la nouvelle qui suit.
C’est à cause de ma parano que je me mets dans des états d’énervement déplorables, exaspérants pour mes proches, mais c’est peut-être grâce à elle que malgré mon grand âge je continue à enrager.