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,Hélène et Guillaume vivent ensemble depuis 50 ans, mais tout n’est pas toujours harmonieux.
Le point de vue d’Hélène
Je suis écroulée sur mon fauteuil stressless, le téléphone à la main. J’épèle pour la troisième fois mon nom à une jeune fille butée. Cela fait 20 ans que nous sommes locataires dans cet immeuble et une dizaine de fois depuis deux mois que j’appelle le syndic pour des dégâts des eaux, le monceau d’ordures jusqu’au plafond dans le local poubelles, les enfants des voisins qui font leur jogging à n’importe quelle heure.
Je tapote nerveusement le téléphone et demande à la demoiselle avec un ton pincé si elle souhaite savoir éventuellement pourquoi moi, Hélène, une personne importante et pressée, suis en train de dépenser mon temps précieux avec une débile mentale qui n’est pas foutue de comprendre une adresse du parc immobilier du syndic pour lequel elle travaille. La petite commence à s’énerver. Elle déclare que personne n’a le droit de lui parler sur ce ton, que si Madame est énervée, elle devrait se faire soigner et elle raccroche.
La colère s’abat sur moi. J’aperçois dans la pièce à côté Guillaume mon mari, assis sur sa chaise, regardant fixement l’écran noir de la télévision. Il est pâle, presque défait. Il évite mon regard courroucé.
Moi, la timide Hélène, à qui personne ne demande jamais son avis, j’ai tout à coup l’impression de détenir la vérité. Je me surprends à mépriser tous ces ectoplasmes autour de moi. Guillaume a toujours été paresseux et passif. Je m’occupe de tout, même de la télévision que je regarde peu.
Je passe devant Guillaume, le visage fermé en bougonnant. Il ne réagit pas. Pendant un instant, j’ai peur qu’il ait un malaise. Il parait enfermé en lui-même, au bord d’une décision grave.
Souvent lors de ces crises, il y a un moment où je ressens une grande tendresse pour lui et où je trouve le courage de m’excuser de mes imprécations tonitruantes. Dans ces cas-là, l’incident peut prendre fin rapidement.
Mais je ne cèderai pas. J’ai raison. Et puis il y a eu ces minutes interminables passées au téléphone et ce week-end catastrophique avec celle qui était jusque là ma meilleure amie.
Je ne me demande pas si j’aime ou si je hais Guillaume. il est là, c’est tout. Il a le tort d’être toujours là depuis si longtemps. Je n’ai pas peur de lui. Je peux continuer mon soliloque bruyant et revendicatif. Je peux éructer contre tous les cons de la terre qui ont empêché les gens comme moi, les idéalistes pas méchants , de faire la révolution.
Je passe et repasse devant Guillaume toujours figé dans son silence. Mon ton monte. Je force ma voix qui devient criarde et aigue. Je veux le faire souffrir. Je m’arrête à côté de lui et observe un instant l’écran toujours noir. Je persifle :
« Tu attends qu’il se répare tout seul? »
Guillaume se tait, j’en profite pour l’enfoncer.
« Tu penses que j’ai tort de me mettre en colère, que ça ne sert à rien, que je suis folle, paranoïaque. Mais comment penses tu que cette télé va se réparer si je ne fais rien, si je ne m’énerve pas contre l’incompétence.? »
A ce moment précis, j’ai la certitude que mon énorme colère est justifiée, que je suis la seule à détenir les clés d’une bonne gouvernance sur les abrutis assistés qui sont légion dans ce pays. Mais Guillaume n’est pas sensible à mes arguments. Je sens qu’il me méprise, me hait sans doute. Alors, j’ai envie de lui faire mal. Je le fusille du regard, plantée devant lui.
Guillaume se tourne vers moi. Son regard est glacé.
Je doute de moi pendant quelques secondes. Et si j’étais en train de péter les plombs et si ma voix perchée était intolérable et si mes accusations contre le monde entier et Guillaume à propos d’une antenne en panne étaient ridicules, im-pensées, inadaptées et si j’essayais inconsciemment de compenser mon humilité naturelle par une assurance disproportionnée vis à vis de la seule personne dont je sais qu’il ne me veut pas de mal ??
Sous le regard de Guillaume, je perçois comme en écho le son de mes glapissements. Je pense à mon père, à ses énervements continuels, à sa façon unique de transformer les meilleurs moments en drames.
Mais aucune rationalité ne peut m’éviter de me sentir confusément victime d’une injustice et je reprends : » Et merde, moi aussi, j’ai le droit de m’exprimer, surtout face à un zombie vissé sur sa chaise devant une télévision morte ! »
Furtivement, je pense que j’en rajoute, que je pourrais décider d’arrêter ce cirque, et m’excuser.
Guillaume murmure : »Tu pourrais te calmer. »
« Mais comment pourrais-je me calmer alors que tu es là, abruti, devant une télé en panne et que, comme d’habitude, je suis la seule à agir pour que cette foutue merde fonctionne de nouveau puisqu’il n’y a que ça qui semble te rendre la vie supportable. »
« Mais tu ne fais rien, tu hurles. »
Je reste muette devant tant d’injustice. Je me mets à bombarder les vilains cochons verts des Angry Birds sur mon IPad
Guillaume se lève difficilement. Il me regarde et assène: » Il vaudrait mieux que tu fermes ton clapet à conneries. »
Je m’enferme dans mon bureau, trépigne, tente de pleurer. J’attends que Guillaume ouvre la porte, me sourie et que toute cette comédie s’arrête.
Ma colère est passée. Je m’en suis purgée. Je me demande pourquoi Guillaume a réagi avec cette brutalité.
Il ouvre la porte pour me dire qu’il n’en peut plus, qu’il a mérité d’être tranquille; qu’il en a assez de mes énervements inutiles, qu’il s’est trouvé sa grotte et qu’il n’y a pas de place dans son refuge pour une harpie vociférante.
« Tu me fais peur quand tu es hystérique. Je ne supporte pas d’être enfermé dans une catégorie, celle des passifs, des soi-disant incapables d’agir. Quand comprendras tu que nous n’avons pas la même temporalité. »
Il disparait et j’entends la porte de l’appartement claquer.
Il me faudra des jours pour comprendre que ma terreur des catégorisations est partagée par d’autres, que moi aussi je peux faire souffrir avec mes agressivités d’ex-timide, mes frustrations de petite bonne femme, ma manière de me venger sur Guillaume des méchancetés que je subis, mes certitudes que je déteste tant chez les autres.