Je tente de me souvenir du 8 Mai 1945.
Nous avions sans doute rejoint Paris, peut-être récupéré notre appartement occupé pendant la guerre par des collabos.
Je n’avais pas encore cinq ans.
Réfugiés à Toulouse au début de 1942, nous avions passé la guerre, dans la peur mais sans tragédies.
Tout était à recommencer pour mes parents.
Tout était à commencer pour moi
Alors, malgré la peur chevillée au corps, la timidité, l’humiliation de l’antisémitisme alors même que, élevée dans une famille athée, je n’avais aucune idée de ce qu’était le judaïsme, il a fallu vivre.
On peut appeler cela la résilience ou la volonté, ou encore l’absence de choix.
Je n’ai pas de souvenirs de mes cinq premières années de vie. Qui peut dire comment un enfant entre un et cinq ans réagit à l’angoisse constante de ses parents, à l’obligation de se cacher, aux bombardements, puis plus tard à l’obsession de ses parents de changer de nom, de se délivrer de cette assignation identitaire qui avait fait leur malheur.
Ce que je sais c’est que même si je revendiquais ma judéité (le contraire eut été difficile avec le nom de Cohen), j’ai voulu, d’aussi loin que je me souvienne, m’immerger dans la culture française puis approcher d’autres cultures. j’ai choisi l’universalisme et refusé le repli identitaire et l’obsession du seul malheur juif.
C’était peut-être une question de survie : sortir de l’horreur de la Shoah, c’était éloigner l’humiliation et la victimisation, c’était choisir la vie. Curieusement en effet, il apparait que dans les tragédies humaines comme les génocides, ce sont les victimes qui se sentent coupables. La culpabilité n’est pas bonne conseillère.
Tous les chagrins se valent et chaque expérience est différente. Mais je crois profondément que toute fermeture à l’Autre contient les prodromes de conflits à venir.
J’imagine que pour les jeunes français issus de l’immigration de pays autrefois colonisés par la France, il est difficile de ne pas souffrir de cette humiliation de l’ex colonisé sans avenir au sein d’une population qu’il perçoit comme hostile et triomphante.
j’émets une hypothèse, qui me vient de ma petite expérience d’enfant juive dans les années 40 puis de recherche hésitante d’une identité juive dans des groupes de juifs laïcs: le malheur seul ne donne ni personnalité ni identité. Seule la culture permet d’approcher une identité. Le seul rejet de l’autre n’a jamais permis à personne d’exister en tant qu’être humain.
La connaissance intime de l’horreur de ces années noires m’a persuadé aussi qu’il faut parfois dire non, non aux massacreurs, non à leurs collaborateurs, non à la loi qui opprime et oui à la haine qui permet d’agir.