Le titre « Abdus Salam : une œuvre entre science et islam » contient les termes « science et islam » pour signifier, sur la base de l’étude de leur relation, une contribution à la réflexion sur deux domaines majeurs de l’esprit humain : un mode fructueux d’étude et de connaissance de la nature, d’une part, le monothéisme abrahamique, dimension essentielle de l’histoire et de la culture universelle, que rappelle le Coran, d’autre part. L’œuvre de Mohammed Abdus Salam symbolisant certains aspects profonds et féconds de la relation entre ces deux domaines de la pensée humaine, physique et métaphysique, en représente une étude de cas de choix.

La table des matières, le début du livre, où nous introduisons à notre démarche d’étude et au sujet, et une partie de la bibliographie, sont en accès libre sur le site de l’Harmattan :

 

La série suivante d’extraits de l’ouvrage en illustre certains aspects (par exemple, l’histoire de la physique et les apports d’Abdus Salam à celle-ci, traités dans la première partie du livre, ne sont pas évoqués ci-après).

 

Aspects historiques

 Au CERN (citation de Carlo Rubbia)

Abdus tenait un rôle important de conseil concernant les programmes du CERN en particulier comme membre du CPS [Comité des directives scientifiques du CERN]. […] Je me rappelle du vif enthousiasme et de la clarté de la vision d’Abdus concernant le futur du CERN : il avait l’habitude d’insister sur l’importance qu’il y avait à se concentrer principalement sur les choix clés, stratégiques, se rapportant aux questions fondamentales. Je crois qu’il a contribué de façon majeure à la définition de la stratégie des vingt années suivantes du CERN dans ses axes essentiels […] Je n’ai pas de doute sur le fait que l’influence d’Abdus a aussi largement inspiré l’émergence du champ moderne des expériences hors accélérateur, souterraines.

A l’Imperial College

Sous son impulsion, l’Imperial College se positionnait à la pointe de la recherche théorique dans le domaine de la physique des particules élémentaires, physique des hautes énergies, au niveau mondial. Des physiciens reconnus ou qui allaient le devenir se rapprochaient de lui. Tom Kibble évoque les débuts de l’institution :

Le groupe de physique théorique à l’Imperial College […] en 1959 comprenait trois professeurs titulaires[1] : Abdus Salam, son ancien directeur de thèse Paul Matthews et John C. Taylor. Je les y ai rejoints l’année suivante en tant que maître de conférences.

A cette époque des débuts nous avions beaucoup de visiteurs, aussi bien à long terme qu’à court terme, comme Murray Gell-Mann, Ken Johnson, John Ward, Lowell Brown, Gordon Feeldman et Steven Weinberg[2].

Fécondité scientifique

La revue Nature rapportait déjà en 1964, s’agissant de la physique : « Durant les treize dernières années, très peu de physiciens dans le monde maintinrent un flux aussi constant et fertile d’idées brillantes, comparé à ce qu’accomplit Abdus Salam. » Kamran ajoute :

Ce constat se vérifia durant trois décennies encore. Dans […] chaque phase de développement important en physique des hautes énergies durant la période 1950-1992 (il fut contraint par la maladie de cesser son activité en 1993), que ce soit la renormalisation, l’élucidation du comportement de la force nucléaire faible, la symétrie unitaire, l’unification électrofaible, la supersymétrie, la théorie des cordes ou la grande unification, Salam joua un rôle significatif.

La fécondité épistémologique de la pensée d’Abdus Salam représente une dimension de l’importance de son œuvre. Arianna Borrelli l’évoque :

The beauty of symmetry started being praised in the 1960s, and in the following decades references to beauty and naturalness would become mainstream in research writings. Salam’s reference to the beauty of gauge symmetries was an early expression of this trend

Traits d’une démarche de recherche entre science et islam

Quelques citations d’Abdus Salam

Je disais au début que je suis aussi bien un croyant qu’un musulman pratiquant. Je suis musulman parce que je crois au message spirituel du Saint Coran. Comme scientifique, le Saint Coran me parle en ce qu’il encourage la réflexion sur les lois de la nature, avec des exemples tirés de la cosmologie, de la physique, de la biologie […] comme signes pour […] les hommes.

« Ne considèrent-ils donc pas les chameaux, comment ils ont été créés, et le ciel comment il a été élevé, et les montagnes comment elles ont été dressées, et la terre comment elle a été nivelée ? »

[…]

« … dans la création des cieux et de la terre et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence, qui, debout, assis et sur leurs côtés  réfléchissent en la création des cieux et de la terre… »

Sept cent cinquante versets du Coran ([…] un huitième du Livre) exhortent les croyants à étudier la nature, à réfléchir, à faire le meilleur usage de la raison dans leur recherche de l’ultime et à faire de l’acquisition de connaissance et de la compréhension scientifique un domaine à part entière de la vie de la Communauté.

 

J’ai toujours été fasciné par la symétrie et l’harmonie du monde […] dans l’Islam, on contemple l’univers créé par Dieu avec des idées de beauté, de symétrie, d’harmonie. Le Coran insiste beaucoup sur les lois de la nature.

 

Ainsi, l’Islam joue un rôle important dans ma vision de la science ; nous essayons de découvrir la pensée du Seigneur ; évidemment, nous échouons lamentablement la plupart du temps, mais parfois il y a une grande satisfaction à distinguer une infime partie de la vérité.

 

Je dois dire que j’ai été guidé par une recherche d’une certaine harmonie dans la théorie mathématique qui a servi de modèle à l’unification des forces nucléaires faibles et électromagnétiques.

 

Cette merveilleuse structure du monde que notre intelligence atteint ne sera pour le croyant qu’une minuscule approche du dessein divin

 

Les Grecs systématisèrent, généralisèrent et théorisèrent, mais les voies patientes de l’observation et de l’enquête expérimentale étaient complètement étrangères au tempérament Grec. Ce que nous appelons science émerge comme le résultat de nouvelles méthodes d’expérimentation, d’observation et de mesure, qui furent introduites en Europe par les Arabes… La science (moderne) est la plus importante contribution de la civilisation islamique

Conscience, science et sens éthique

Dans la continuité d’une expérience de vie où entreprise de connaissance et expérience religieuse se trouvent intégrées, unifiées, Abdus Salam travaillait […] à promouvoir auprès de ses coreligionnaires les principes premiers et universels de la religion, matrice de conscience spirituelle et d’humanité, de dynamique de connaissance et de bienfaisance.

L’exercice du sens éthique et de l’esprit de responsabilité dans la totalité des champs à vaste portée de la science et de la technologie, pratiqué et professé par le savant musulman, prend place, comme impératif majeur, en ces moments charnières de l’histoire. Il œuvrait à ce que celle-ci soit, entre les mains de l’homme, constructrice, non destructrice, de son devenir, d’humanité. Ses initiatives en faveur de la rencontre, sous l’égide du savoir, entre Orient et Occident, Nord et Sud, de l’unité, l’équilibre et la paix, illustrent cette dimension de son œuvre.

Lutte contre la misère, le dénuement – Développement des pays pauvres et réduction des problèmes et périls globaux

Dans la continuité de son expérience et de sa sensibilité d’homme du Sud issu d’une région pauvre du monde, d’homme de science et de conscience, soucieux d’exercice d’intelligence et d’humanité, Abdus Salam développe une analyse des déséquilibres mondiaux à l’œuvre et des voies à emprunter pour y remédier, constitutives d’un nouvel ordre international. L’économique s’y trouve articulé à de fortes préoccupations et dimensions de nature humaine, sociale, écologique. Plusieurs textes nous informent à ce sujet, […] et permettent de dessiner les contours d’une réflexion […] portant l’empreinte de valeurs et d’idéaux.

Quelques citations d’Abdus Salam

L’on pourrait pointer la disparité dans la distribution des ressources mondiales et l’instabilité qu’elle créé. Il y a, actuellement, une énorme disparité […] entre les riches et les pauvres sur la base du critère ultime de prospérité […] Il y a une leçon de l’histoire que nous ne devons pas oublier : un monde polarisé tel que le nôtre est instable ; il ne peut perdurer ainsi indéfiniment.

 

Considérez l’environnement global : la biosphère a été comparée, en raison de sa minceur, à « la rosée sur une pomme ». Sa survie, intacte, est la survie de l’humanité. Prenez un aspect de son état de santé, en rapport avec la préservation des forêts tropicales situées dans le Tiers-Monde. […] Les forêts du monde disparaissent actuellement au rythme de 18-20 millions d’hectares par an (une zone équivalent à la moitié de la Californie), la plus grande partie de la perte intervenant dans les forêts tropicales humides d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. […]

La question suivante devrait être posée : la sauvegarde de cet héritage doit-elle être laissée aux seuls pays pauvres du Sud ? Ne devrait-elle pas être à la charge d’un fonds global – éventuellement lié au désarmement ?

 

Les fonds publics « gaspillés en conflits militaires » représentent autant de fonds en moins à destination des politiques publiques centrées sur l’amélioration des conditions de vie : alimentation, logement, éducation, santé.

les transferts financiers ne seraient plus conçus et configurés comme les aides charitables, dépendant du bon vouloir des Etats, mais redéfinis et pensés comme un mécanisme économique nécessaire, répondant aux exigences d’un ordre économique plus juste, viable.

Les conséquences de plus en plus prononcées, globales et multidimensionnelles, des atteintes à l’environnement s’ajoutent au problème de l’accroissement des arsenaux militaires à l’échelle planétaire, du surarmement global. Les « problèmes » évoqués par Abdus Salam, liés les uns aux autres, et appelant des solutions articulées et systémiques, s’accentuent. Parallèlement, les ressorts de la créativité humaine, s’exprimant par exemple dans les champs de la science et de la technologie, procurent de réels moyens d’action, de nature à permettre de façonner un monde plus protecteur.

Il insiste […] sur l’importance de la qualité et de l’étendue de l’infrastructure intellectuelle et institutionnelle d’un pays, d’un haut professionnalisme, du champ scientifique et technique à la fonction publique. En l’absence de mise en place de telles bases, auxquelles le « transfert de science » est appelé à contribuer, nul développement, nulle poursuite du développement.

 Le Centre international de physique théorique

Abdus Salam œuvrait à ce que « Les Misérables », selon son expression, des pays en développement prennent en charge leur destinée et retrouvent leur dignité. Il encourageait l’engagement en faveur de la création et de la connaissance scientifiques dans la continuité des raisons motivant son engagement propre.

Un des moyens d’aider les pays du Sud à reprendre pied parmi les nations est d’en créer les conditions, d’agir pour stopper la fuite des cerveaux vers les pays développés. Le désert scientifique, où de brillants savants ne pouvaient survivre en tant que tels, devait être transformé en milieu propice à la création. Son expérience personnelle servit sa réflexion, et lui permit d’agir en connaissance de cause. Il créé, en 1964, le Centre International de Physique Théorique à Trieste, en Italie. Celui-ci se conçoit comme un lieu devant permettre aux physiciens des pays défavorisés de bénéficier de l’apport de scientifiques de premier plan dans leur domaine et d’accéder à d’importantes ressources documentaires. Plus généralement, le Centre se définit comme un instrument effectif au service d’un exercice élargi de transmission, de solidarité par le savoir, réunissant chercheurs ressortissants de pays riches et de pays pauvres, au service du développement. Migrer dans un but scientifique ne devait plus relever de la nécessité.

Religion

Abdus Salam débuta sa conférence à la Fondation Agnelli, en 1984, par quelques passages du Coran édictant la liberté en matière de pensée, de croyance, de choix. Sont ensuite rapportés des traditions prophétiques et des événements historiques contribuant à établir la liberté de croyance comme l’un des principes de base de l’Islam. Il déclare en ce sens :

Comme musulman, la liberté de croyance et la liberté de pratiquer un culte me sont chères car la tolérance est partie intégrante de la foi islamique. Comme physicien, il m’est important qu’à travers cette liberté « religieuse », qui devrait exister partout, soit garantie aussi la liberté de discussion des scientifiques avec le respect de points de vue divergents qui sont la clef de la croissance de la science. […] certains événements récents entachent la vision que peuvent avoir les Occidentaux de la loi islamique. C’est pour cela que je veux revenir au Saint Coran et vous montrer avec quelle insistance le Saint Livre met l’accent sur la liberté religieuse.

La liberté religieuse édictée en Islam et la liberté de réflexion et de discussion en science qu’elle favorise, devraient se trouver partout garanties. Il poursuit :

je mentionnerai six passages. Le premier d’entre eux énonce un principe fondamental de la foi islamique […] :

« Nulle contrainte en religion » (2 : 256)

Le Coran déclare […] que le choix ultime en matière de croyance relève de la seule sphère personnelle : 

« Et dis : « La vérité est de votre Seigneur ».

Quiconque le veut, qu’il croit,

Et quiconque le veut qu’il mécroit. » » (18:29)

[…]

Ce concept de tolérance envers les autres croyances est porté […] plus loin, le Saint Livre définissant […] le rôle et les limites du ministère du Saint Prophète […] :

« Alors rappelle, tu n’es qu’un rappeleur

Tu n’as pas à exercer de contrainte sur eux. » (88 : 21-22)

[…]

« Dis: Ô gens, la vérité vous est parvenue de la part de votre Seigneur,

alors, celui qui se guide ne se guide que pour lui-même,

et celui qui s’égare ne s’égare que contre lui-même.

Et je ne suis pas un protecteur sur vous. » (10 : 108)

[…]

La liberté de choix et la pleine acceptation de la différence qu’elle entend se conjuguent, en Islam, avec la liberté d’expression, d’échange, sans provocation ni insulte. Abdus Salam conclut ces citations par le commentaire suivant :

Il est clair, je pense, que le Saint Livre fait de la liberté religieuse une part intégrante de la foi musulmane. Il précise que le rôle du Prophète est de propager le message d’Allah. Il n’a aucune autorité à forcer quiconque ni de responsabilité concernant l’acceptation de la foi qu’il prêche.

 La Paix

 La Paix, l’un des noms coraniques de Dieu, se trouve au cœur, étymologique et sémantique, du mot « Islam ». Le passage coranique suivant le signifie : « Ô vous qui avez cru, entrez dans la paix entièrement … ». L’Islam se trouve donc dans la pratique de la paix intérieure comme de la paix avec, entre les hommes. Autrement dit, la véritable « loi islamique », mentionnée par Abdus Salam, à l’opposé de toute forme de contrainte exercée, est de nature à libérer et ouvrir pleinement la pensée, l’exercice d’humanité. L’islamologue Farid Gabteni définit l’Islam en ce sens, en rapport étroit à l’idée et l’idéal de paix :

Étymologiquement, en langue arabe, l’Islâm (الإسلام) signifie la Pacification : l’action de pacifier, d’établir, de rétablir et de maintenir la paix ; la soumission par la paix à Dieu. L’Islâm est l’activation de la paix (al-silm, al-salâm,السّلم السّلام ) : celui qui se soumet à Dieu se pacifie (yuslim, يسلم), fait cesser les troubles de son esprit, les mouvements de révolte en lui et autour de lui ; il est pacifié, musulman (muslim, مسلم), et pacifiste (mussâlim, مسالم) […]

 

[1] Abdus Salam étant le premier des trois titulaires.

[2] Weinberg passa une année, à compter d’octobre 1961, dans le groupe d’Abdus Salam à l’Imperial College. Ne’eman étudiait alors la théorie des groupes et Abdus Salam développait ses idées propres sur les familles de particules. Higgs, dont le mécanisme du même nom ouvrit la voie à l’unification, fut post-doc en ce lieu.