Maria Zaki [1]
Introduction
Ce qui fait du numérique la question du moment, c’est pourrait-on dire, son extension ultra rapide et quasi imprévisible dans différents domaines. En quelques décennies seulement, ces nouvelles technologies ont instauré un rapport original de l’être humain avec la réalité, désormais marqué du sceau de la virtualité. Qui aurait pu prévoir que ce phénomène prendrait aussi rapidement autant de place et d’importance dans le monde ?
Internet peut être considéré comme un succès indéniable de la mondialisation, dans la mesure où l’interconnexion et l’intensité des flux d’informations ont atteint une telle ampleur leur permettant d’influencer le monde, de façon de plus en plus importante, aussi bien à l’échelle des individus qu’à celle des Etats. Le recours au numérique s’est imposé de manière très forte, suite à une double extension. La première, fut réalisée par l’introduction douce et sourde au sein de la vie et la seconde, ne fut pas moins qu’un tournant « éthique » inévitable.
La double extension d’Internet
A sa création en 1990, le Web n’était qu’un système de messagerie. Dix ans plus tard, les ordinateurs connectés donnèrent naissance à un nouveau monde numérique et virtuel : « Le Cyberespace ». « Ce nouveau vocable nous a empêchés de prendre conscience d’un changement d’espace qui s’est opéré de manière radicale », ce que le philosophe et historien des sciences et de l’épistémologie, Michel Serres, a souligné dans la conférence « Humain et révolution numérique » qu’il a donnée en 2013, à l’USI (Unexpected Sources of inspiration) [2]. En plus de l’adresse de son habitation (ou adresse postale), la seule qu’il n’ait jamais eue depuis le néolithique, l’Homme a commencé à avoir une adresse électronique et même plusieurs. Peu à peu, les boites aux lettres traditionnelles se sont vidées, au profit des boites électroniques. Ceci s’applique aussi au passage du téléphone fixe aux téléphones portables. « Les adresses postales se référaient à un espace métrique euclidien, alors que les adresses électroniques se réfèrent à un espace non métrique, topologique », comme l’a précisé Michel Serres, avant d’ajouter : « On ne doit pas dire que les nouvelles technologies ont raccourci les distances ou réduit les espaces, c’est faux car avec elles, on passe d’un premier espace à un second espace, complètement différent. Ce sont les moyens de transport qui réduisent les distances au sens où on l’entend. Les nouvelles technologies les suppriment. L’Homme ne vit plus dans le même espace que ses prédécesseurs et les conséquences sont considérables. »
Par ailleurs, Internet a fait tomber des frontières les unes après les autres, au profit de la consommation et une planète financière s’est constituée. Cet essor fulgurant d’Internet s’est accompagné d’une propagation d’idées et de rêves dans le monde entier dont nul ne pourrait nier les effets complètement inédits sur les humains. Cependant, personne ne dispose d’outils pour penser le phénomène dans sa globalité. Nous ne disposons que de théories partiellement vraies.
Quant à la seconde extension d’Internet, elle revêt un caractère inévitable. Comment vivre sans Internet aujourd’hui ? Pas une entreprise qui n’est son site, pas une administration publique ou privée qui n’incite les usagers à effectuer eux-mêmes leurs démarches en ligne, pas un journal de la presse écrite qui ne propose des informations exclusivement sur le net… etc. En 2012, un Français sur deux déclarait avoir déjà acheté sur un site en ligne, et en moins de cinq ans, ce fut le cas quasiment pour toute la population. La dématérialisation continue à s’accroître et Internet n’en finit pas de tisser sa Toile. Ceci implique, comme l’a rappelé aussi Michel Serres, que des institutions nouvelles sont à penser et à mettre en place, afin de suivre ce grand changement d’un point de vue juridique et politique.
Différents usages du numérique selon les individus
Avant d’essayer de repérer ce qui caractérise l’influence du numérique, ou du digital, sur la création littéraire, jetons un coup d’œil sur les différents usages du numérique selon les individus. Les outils numériques peuvent être utilisés de manières diverses et variées selon les personnes. Tout le monde ne s’en sert pas avec le même savoir, ni les mêmes bénéfices, ni dans les mêmes proportions. Néanmoins, il est possible de constater des points communs au sein d’une catégorie d’utilisateurs du numérique et de comparer quelques catégories antagonistes. La première correspond aux professionnels qui sont des ingénieurs, des concepteurs, des programmeurs ou des consultants en digital qui possèdent assez de connaissances pour en maîtriser les rouages. Par opposition, il y a ce qu’on pourrait désigner par les amateurs. Ceux-là sont principalement des utilisateurs du numérique de manière plus ou moins dilettante, plus ou moins réflexive. Ils ont peu ou prou de compétences dans le domaine et sont largement plus nombreux que les précédents.
La deuxième catégorie correspond aux jeunes qui sont très actifs ou hyper-connectés, comme on dit. Au début, nous pensions qu’ils avaient un sens inné du numérique, mais par la suite, cette idée de la jeunesse « digital native » a été sérieusement remise en question. En outre, hormis une minorité de jeunes qui s’appuie sur les outils numériques pour améliorer ses résultats scolaires ou consulter des sites au contenu culturel de qualité, les autres partagent leur temps entre leur smartphone et le grand nombre de messages (SMS, MMS…) échangés, et les réseaux sociaux ou les jeux sur le Net.
En face, il y a la catégorie de personnes plus âgées qui ont vraisemblablement moins de facilité à manier ces outils mais qui, en revanche, ne se laissent pas happer par Internet. Néanmoins, dans certains cas, il faut également les inciter à être plus vigilants pour limiter les dégâts qu’entraînent souvent des erreurs de jugement ou des mauvais choix, lors de l’utilisation d’Internet. D’autres catégories peuvent être relevées de la même manière : actifs/oisifs, riches/pauvres… etc., mais nous n’allons pas les développer dans cette communication.
L’impact des usages numériques sur la création littéraire
Etant donné que la production littéraire connait une croissance inédite en termes de quantité liée, entre autres, à une grande vitesse de réalisation, gardons-nous de tirer des conclusions trop hâtives, dans un sens comme dans l’autre, concernant la qualité de ces œuvres. Notre pensée doit se doter du sens critique nécessaire à l’esprit scientifique capable de rompre ses propres cadres, l’important étant de se libérer des entraves du conformisme revêtant un aspect rassurant, sans pour autant tomber dans les pièges de la séduction, ayant pris une ampleur sans précédent.
Aujourd’hui, du Tweet intempestif à la tentative littéraire, tout le monde écrit, partout, à tout âge, pour dire tout et n’importe quoi. Pourtant, l’écriture, plus que l’oralité, invite à peser ses mots, contrôler son orthographe, réviser sa grammaire, et structurer ses idées. On a l’impression que les gens sont devenus graphomanes, c.à.d. atteints d’une impulsion maladive poussant à écrire continuellement. Fini la tempérance ! Oublié, l’expression d’Horace qui dit : « Les paroles s’envolent, les écrits restent. » C’est comme si bon nombre d’humains étaient pris dans un engrenage, inconsciemment.
Ceci nous conduit à plusieurs interrogations, mais avant de les considérer, rappelons la question posée par l’écrivain américain Douglas Rushkoff : « Ecrire avec le numérique est-ce programmer ou être programmé ? » [3]. La réponse est vraisemblablement : « être programmé », car le nombre élevé d’utilisateurs n’a rien avoir avec celui des programmeurs qui l’est beaucoup moins. C’est pourquoi, Rushkoff nous met en garde contre le risque d’être des utilisateurs utilisés.
Passons à présent à nos propres questions.
Première question : L’ère du numérique est-elle une ère où tout est ouvert, où tout est à créer ?
Aujourd’hui, le numérique a envahi notre quotidien, modifiant considérablement les différentes productions et pratiques culturelles. Mais évitons de penser que l’ère numérique est une ère où tout est ouvert. Il serait plus judicieux de dire que cette ère a ouvert de nouvelles portes qui mènent inévitablement à une évolution de notre manière de lire, d’écrire et de publier. Certes, ceci a incité des auteurs et des éditeurs indépendants réactifs aux nouvelles tendances, à saisir des opportunités qu’ils n’avaient pas auparavant. La démultiplication des nouvelles formes et supports de publication sur le Web leur a permis d’explorer des possibilités inaccessibles dans le circuit classique, mais les autres auteurs et éditeurs, ainsi que les diffuseurs et les institutions, s’y sont mis également. Ce dernier basculement a amplifié la complexité des débats et des opinions à l’égard de la création littéraire actuelle.
D’autre part, si nous revenons à l’histoire des mutations des pratiques de la création littéraire, nous constaterons que les premières relations entre la littérature et le numérique ne sont pas dues à Internet mais à une quête créative profonde qui parcourt les avant-gardes et pousse les auteurs à la variation. Nous pouvons rappeler la pratique de l’écriture combinatoire qui a produit les premières œuvres entre 1959 et 1975. Dans son livre : L’art et l’ordinateur, publié en 1971, le professeur Abraham Moles dit : « L’ordinateur produit des variations que l’auteur, dans un second temps, réinjecte comme bon lui semble dans ses productions. » [4].
Nous pouvons également relever la question du hasard et de l’aléatoire dans la littérature générative, grâce aux auteurs qui ont associé leurs écrits aux incertitudes du jeu (jeu de go, jeu de cartes, marelle…) donnant un dispositif de lecture participative aléatoire. Par exemple, l’auteur argentin Julio Cortazar dans son roman « Marelle », publié en 1963 [5]. Ce type de dispositif génératif offre des propositions de lecture actualisée sans fin, ou presque, à partir d’un texte d’origine ou d’une matrice génératrice de textes.
Les exemples de ce type ne manquent pas, ce qui rejoint ce que Serge Bouchardon, professeur à l’UTC (Université de Technologie de Compiègne), dont le domaine de recherche est l’écriture numérique, confirme en disant : « La création littéraire avec et pour l’ordinateur existe depuis plus d’un demi-siècle. Cette littérature s’inscrit dans des lignes généalogiques connues : écriture combinatoire et écriture à contraintes, écriture fragmentaire, écriture sonore et visuelle. » [6].
Dès lors, nous ne pouvons pas considérer que l’ère du numérique est une ère où tout est à créer mais plutôt où tout est à repenser. Pour l’heure, l’enjeu de se réinventer dans ce nouveau monde qui se doit de conjuguer littérature et numérique demeure loin d’être cerné.
Deuxième question : A quel point une redéfinition de la création littéraire s’avère-t-elle nécessaire, aujourd’hui ?
Comme nous l’avons déjà signalé, les rapports entre le numérique et la création littéraire sont complexes et dépassent les problèmes liés au simple passage d’un support à l’autre. Les nouvelles œuvres ont des dimensions hypertextuelle, multimédia et interactive. Il faut donc juger des textes animés, manipulables, dans lesquels les mots n’ont plus seulement leur valeur linguistique. Ils possèdent des icônes, des fenêtres, un rythme, un mouvement… etc.
Avant de répondre à cette question, il faut distinguer la littérature numérisée de la littérature numérique. La première, correspond aux textes de littérature classique, encodés dans la bibliothèque numérique et les textes téléchargeables ou les e-books. Et la seconde, est écrite directement pour le dispositif numérique.
Le cas de la littérature numérisée demeure relativement simple. Aux compétences requises pour l’analyse purement littéraire, centrée sur l’écrit, s’ajoute uniquement la prise en compte des possibilités d’enrichissement expressif que permettent les dispositifs informatiques. Deux cas de figures se présentent à nous : le livre homothétique et le livre augmenté ou enrichi. Dans le premier cas, le livre numérisé reproduit à l’identique le contenu de son homologue sur papier. Dans le second, celui-ci dépasse la forme d’origine, en enrichissant le texte de médias, et en le rendant plus interactif. Citons l’exemple des « classiques interactifs », publiés par L’Apprimerie que relate le professeur Arnaud Laborderie en disant : « L’édition enrichie du Horla 8 (2014), de Maupassant, surprend d’emblée avec une ouverture en musique, aux tonalités assez inquiétantes. Des figures textuelles animées et manipulables alternent avec des pages de texte classiques, invitant le lecteur à plonger dans un univers poétique où l’environnement sonore et les interactions renforcent le sentiment d’immersion dans l’œuvre. De tels livres ne se contentent pas d’enrichir le texte, ils proposent une nouvelle médiation, immergeant le lecteur dans un univers plastique, narratif et discursif. » [7].
Quant à l’analyse de la littérature numérique, elle s’avère beaucoup plus complexe. Pour comprendre et analyser ces nouvelles pratiques, il faut adopter une autre démarche didactique, avec de nouvelles compétences, allant de l’analyse littéraire à la programmation, de l’esthétique au web design, des études cinématographiques à la musicologie, ou encore des sciences de la communication à l’ingénierie des réseaux. Nous sommes amenés à analyser les figures de manipulation et d’animation du texte. En d’autres termes, il faut passer d’une critique du texte à une critique du dispositif. Il s’agit donc d’une démarche didactique transversale, ou méta-scripturale.
Ceci montre qu’une redéfinition de la création littéraire serait la bienvenue. De la confrontation du texte avec l’image et le son, risquent de surgir de nouvelles formes de créativité que l’on hésite à rattacher à la littérature, tant elles se croisent avec les formes d’art qu’a pu faire naître le multimédia.
D’autre part, l’implication du lecteur dans le processus d’élaboration, notamment dans le cas d’hypertexte, lui permet de devenir acteur et le mène à s’improviser auteur, en quelques sortes. Même résultat dans le cas des écrits collectifs sur des blogs, avec plusieurs éléments qui influent le texte : auteurs multiples, commentaires des lecteurs, échanges entre l’auteur et ses lecteurs,… etc. Dès lors, nous pouvons dire que même la notion d’auteur nécessiterait une redéfinition.
Troisième question : Les outils numériques seront-ils uniquement utilisés pour des usages hybrides ? Et qu’en est-il du cas du livre numérique en particulier ?
« Si je sais pourquoi, je sais. » disait Aristote, mais avec le numérique, nous baignons dans un univers de rétroactions permanentes et nous avons du mal à démêler les effets de ces usages, de leurs causes.
Après avoir considéré l’écriture numérique, considérons à présent la lecture. L’accroissement continu du nombre de personnes qui s’adonnent à la lecture de livres sur des écrans numériques, tous appareils confondus (liseuses, tablettes, ordinateurs ou smartphones) est indéniable. Le nombre de livres numériques lus pour le travail, pour les études ou pour les loisirs a significativement augmenté, ces dernières années. Cet état de choses peut être expliqué par un meilleur taux d’équipement et des prix plus abordables, mais aussi par l’adoption de nouvelles habitudes. Habitudes que la crise sanitaire mondiale a renforcées. De nombreux lecteurs exclusifs en imprimé, déclarent qu’ils envisagent de passer à la lecture numérique. Ils déclarent également que depuis qu’ils lisent en numérique, ils lisent plus de livres qu’avant.
Par conséquent, le livre imprimé tend à être réservé davantage aux loisirs qu’aux études ou au travail. De toute évidence, les professionnels, les étudiants et les chercheurs, qui ont besoin d’un grand nombre d’informations, et donc de livres, pour un seul et même sujet, préfèrent y accéder directement en ligne. Ils peuvent en disposer sans devoir commander de livres imprimés ou de se rendre à la bibliothèque. Le numérique leur propose un éventail d’informations tellement large, qu’il serait absurde de ne pas s’en servir. D’un seul clic, il est possible d’accéder directement, et à tout moment, à l’information recherchée ou au livre souhaité. Tout tend à encourager les derniers récalcitrants à s’y mettre.
Conclusion
Le monde actuel poursuit une course au cap difficilement lisible. En même temps, nous vivons une phase extrêmement intéressante, à l’échelle de l’histoire humaine. D’aucuns pensent que l’être humain d’aujourd’hui a besoin de forger un imaginaire technologique à son image, pour mieux dompter le monde numérique, et que la machine n’est qu’un outil qui lui permet de réaliser ce que son corps seul ne saurait faire. Ceci rejoint la notion d’ »Homme augmenté« . A ce sujet, les professeurs et chercheurs au CNRS, Bernard Claverie et Benoît Le Blanc, précisent : « Le terme « augmentation » désigne, lorsqu’il se réfère à l’homme ou à l’humain, un ensemble de procédures, méthodes ou moyens, chimiques ou technologiques, dont le but est de dépasser les capacités naturelles ou habituelles d’un sujet. » [8]. De la même manière, nous pouvons considérer qu’il s’agit de « littérature augmentée« .
Dans chacune de nos réponses, demeure encore une question, voire plusieurs. C’est pourquoi, la seule conclusion que nous pouvons risquer, c’est que nous sommes confrontés à une problématique qui présente de multiples paramètres et d’infinies variations.
Références :
[1] : Laboratoire de recherche et de développement, Datacell, France.
[2] : Michel Serres (2013). Humain et révolution numérique, l’USI (Unexpected Sources of inspiration).
[3] : Douglas Rushkoff (2010). Program or be Programmed: Ten Commands for a Digital Age.
[4] : Abraham Moles (1971). L’art et l’ordinateur, éd. Blusson.
[5] : Julio Cortazar (1963). Marelle en espagnol : Rayuela, roman traduit par Laure Guille Bataillon (roman) et Françoise Rosset (essai).
[6] : Serge Bouchardon (2014). La valeur heuristique de la littérature numérique, Thèse/Mémoire.
[7] : Arnaud Laborderie (2020). Le livre augmenté : un nouveau paradigme du livre ? Revue de la Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque nationale de France.
[8] : Bernard Claverie et Benoît Le Blanc (2013). Homme augmenté et augmentation de l’humain, CNRS éditions.
Communication de Maria Zaki dans le cadre du Colloque international sous le thème : « La Représentation en langues, littératures et arts : quelles mutations à l’ère du digital ? » à l’Université Mohammed V de Rabat, les 30-31 mars 2022.