La conscience de soi et de l’autre chez Abdelkébir Khatibi

Maria Zaki[1]

La  FLSH de Rabat le 14.03.19

L’œuvre d’Abdelkébir Khatibi étant imposante et pluridisciplinaire, cette communication ne représente qu’une goutte dans un océan. Par ailleurs, il est évident que peindre, ou rendre par des mots, le portrait de Khatibi serait une tâche impossible, d’autant plus qu’il s’est frayé un chemin où l’initiatique l’emporte sur l’accompli et la quête inachevée, sur le fini. Ce chemin, qu’il a parcouru en « Etranger professionnel » et balisé par « l’Aimance », nous continuons à en découvrir des fragments inconnus ou inexplorés, comme des étapes ou des voyages dans le monde. Khatibi considérait chacun de ses livres comme un voyage, qui peut être un voyage initiatique pour certains lecteurs et relecteurs susceptibles de reprendre son itinéraire depuis son premier ouvrage. Il pensait que la lecture et la relecture avaient leur place parmi les quêtes initiatiques et que les lecteurs étaient des personnes voulant enrichir leur vie intérieure et acquérir plus de maturité.

Ce sont des thèmes de qualité à dimensions littéraire, politique, sociale, interculturelle, mystique… qu’il a légués à tous ceux qui s’intéressent à son œuvre comme des pistes à explorer au-delà du temps. Par ses pensées, ses recherches et ses écrits, il désirait atteindre un art de vivre où le dialogue intelligent et la communication bienveillante libéreraient de la contemporanéité. Son œuvre a marqué, de manière indélébile, au moins deux générations de jeunes intellectuels maghrébins qui lui sont infiniment reconnaissants.

Khatibi naquit à El Jadida en 1938, en plein deuxième guerre mondiale et son père, théologien et négociant, mourut juste après la fin de cette guerre. Orphelin à neuf ans, il grandit en plus à la fin de la période de la colonisation du Maroc par la France. Très tôt, il comprit ce qu’il lui faudra pour se faire une place dans une société, pour le moins, désorientée. Il y parvint, puisqu’il réussit ses études secondaires au Maroc, alla étudier à la Sorbonne à Paris, puis retourna enseigner à l’Université Mohammed V de Rabat. Mais le plus important, est que la littérature accompagna sa vie de manière continue, depuis l’âge de douze ans à peu près, quand il était élève en pension à Marrakech.

L’écriture de Khatibi s’est d’abord construite à partir de la réflexion sur soi, puis c’est son regard dédoublé sur les autres qui opéra. Dans son premier roman La mémoire tatouée. Autobiographie d’un décolonisé, Khatibi (1971, 12) souligne : « Et je pense bien que ma profession -regard dédoublé sur les autres- s’enracine à tout hasard à l’appel de me retrouver, au-delà de ces humiliés qui furent ma première société »[2]. Pour lui, c’est entre deux langues, à la faveur d’un regard dédoublé, qu’une pensée nouvelle était possible. La portée stratégique d’une telle démarche lui semblait décisive car susceptible de permettre aux pays dominés de mieux comprendre les fondements de cette domination, et de cheminer, au-delà de toute théologie d’origine, vers une interrogation inédite. Il pensait que l’on devait supporter la vérité sur les hommes, leurs impulsions, leur cruauté, …, pour arriver à mettre en forme le monde au moyen de la littérature. Il a tenté, dans ce livre, de suivre à la trace les signes et les actes qui frappent un homme et le marquent définitivement. Ainsi, Khatibi (1971, 16) dit :

L’image choc de mon père est comique : marche dans la rue, lui rigide, entre ciel et terre, m’écrasant de sa taille, et moi trottinant en silence. La seule photographie que j’aie conservée de lui me renvoie un visage de bagnard, la tête nue, les cheveux coupés ras, les oreilles en flèche, le regard d’une douceur acide, et en bas de la photographie des empreintes digitales bien fanées[3].

On remarque en plus l’utilisation fréquente des mots « différence » et « identité » dans cet ouvrage.

Il réussit, par la suite, à trouver une issue dans l’universalité du concept de domination pour échapper à toute forme de haine autodestructrice et remplacer le ressentiment par le discernement sur soi d’abord, puis sur l’autre quel qu’il soit. C’est à partir de Nietzsche qu’il parvint à mieux articuler la question de la différence, au-delà de la morale et de la métaphysique. Ce que lui inspirait la question de l’être, de l’identité et de la différence était à la fois fort et compliqué, mais la philosophie lui permit de mieux s’en acquitter, même s’il se considérait coupé de toute filiation de ce côté. Dans son essai Jacques Derrida en effet, Khatibi (2007, 57) dit : « Rien n’est donc assuré, donné ou accordé par avance, sans le risque d’une division active de soi. On est plutôt dans l’horizon d’une promesse, une possibilité productrice, un jeu avec le hasard et l’inconnu »[4].

Soit dit en passant, une amitié d’une trentaine d’années, caractérisée par un dialogue philosophique permanent, liait Khatibi et Derrida qui n’est jamais guéri de sa « nostalgérie » selon ses propres termes. Les deux hommes entretenaient une correspondance autour de la problématique de l’identité et la langue maternelle, ou comment dire « je » dans une autre langue que la sienne d’origine. Alors que Khatibi revendiquait son bilinguisme, Derrida évoquait « Le Monolinguisme de l’Autre »[5]. La relation problématique de Derrida avec la langue française l’amène à la « déconstruction » que Khatibi considère comme une « décolonisation », ce qu’il exprime dans Le scribe et son ombre (2008, 61) :

Depuis les années soixante-dix, j’avais essayé de trouver une relation significative entre la « déconstruction » et la « décolonisation », d’autant plus qu’une proximité de situation historique (il est né en Algérie et y a grandi jusqu’à dix-huit ans) encourageait un désir de révolte, mais une révolte pensée et argumentée, contre un passé dont on a souffert. J’appelais ce passé « l’état de servitude ». Oui aller vers un monde à venir sans se renier[6].

Les deux amis ont travaillé ensemble au Maroc, en France et aux USA, et chacun a écrit sur l’autre.

On a qualifié Khatibi de sociologue, de chercheur, de professeur, de poète, de romancier, d’essayiste, de sémiologue, de critique d’art, de philosophe, et même de politologue. Cette non-identification des rôles l’accablait, jusqu’au jour où il décida de la considérer comme une contrainte favorable à la conscience de soi et de l’autre, constituant un pas essentiel vers la connaissance de soi et de l’autre. Ainsi des actes tels que la rencontre, le dialogue, les interférences, les conférences, les collaborations ou les controverses…, produisirent chez lui une évolution du « moi » réel et une métamorphose du « moi » imaginaire qu’il exprima ainsi dans son ouvrage Le scribe et son ombre (2008, 118-119) :

Je ne cessais de cultiver, dans mes propriétés imaginaires, mon autre abri, espace marginal, réservé aux plaisirs de la solitude ascétique, qui fut favorable à mes premiers écrits. Avec ce désir continu d’être caché, comme un animal dans sa retraite. Plus tard, cet animal prit son envol. Il se transforma en cheval solaire, qui parcourait la Méditerranée en changeant de couleur à l’aube de chaque pays[7].

Pratiquement à la même période, il confia à Hassan Wahbi (2010, 28) :

Vous me demandiez, mon ami, comment je préfère qu’on me définisse. Eh bien, je dirai que je suis un résistant pacifique, ou mieux, un horizontain amoureux. Mais cette formule change selon mon état d’esprit. Chacun est libre de me définir comme il l’entend ou le sent. Je ne me porte garant que de mes propres incertitudes[8].

Khatibi mena un travail de sociologue et de critique littéraire de premier ordre, depuis 1968. Tout d’abord, sur la littérature maghrébine contemporaine, et sans rentrer dans les détails concernant les multiples approches dont il se servit (analyse du contenu, échelles d’attitudes, linguistique structurale, théorie des jeux, théorie de l’information, cybernétique…), relevons simplement un passage dans son essai Le roman maghrébin qui en dit long (1979, 9) : « Il fallait bien démontrer que les sociétés colonisées ne sortaient pas du néant, qu’elles étaient dotées de valeurs authentiques et d’une véritable culture »[9]. Puis ce furent d’autres essais tout aussi remarquables, tels que Maghreb pluriel[10] (1983) ou Penser le Maghreb[11] (1993). Des ouvrages où il mit l’accent sur les recherches entreprises par les écrivains maghrébins et leur volonté de dépasser la soumission. Ecrivains qui ont traité des questions graves, telles que la lutte anticoloniale, le rejet de l’aliénation et de la dépersonnalisation,…etc. Mais ces mêmes questions, Khatibi ne manqua pas de dénoncer qu’elles véhiculaient une certaine obsession du politique, jusqu’au sein du roman maghrébin, affaiblissant son esthétique et brouillant sa cohérence. Il regrettait également le manque d’infrastructure nécessaire à la vie d’une littérature nationale.

Khatibi pensait que le rôle de l’intellectuel est d’accompagner l’histoire de son époque en maintenant son droit de regard sur les évènements et sur les hommes. Dans son Manifeste sur le métissage culturel, on remarque qu’il annonçait déjà la couleur du champ intellectuel à cultiver. Le dixième point de ce Manifeste dit (1990, 150) :

Au métissage culturel, il faudrait des règles du jeu. Lesquelles ? Je vous invite, je nous invite à y réfléchir, chacun selon son droit de regard. Par exemple il faudrait, n’est-ce pas, mieux préciser les figures de l’étranger, les dégager de leurs extériorités informes, de leur complaisance ou de leur barbarie. Pensée des frontières : en élaborer les lignes directrices, les cadres, les jeux d’ombres et de lumières de couleurs, de limites de résistance et de passage[12].

Ces arguments seront décisifs pour lui, il en dira (2008, 118) :

Je les ai intellectualisés, au fur et à mesure, avec quelques motifs que j’ajoutai à mon lexique de la quête de soi, de l’image de soi dans le regard de l’autre. Je poursuivais ma quête, dans des collaborations variées avec d’autres scribes, des artistes, des penseurs. Car je pouvais avancer avec mon esprit et le leur[13].

Il a, effectivement, produit des ouvrages à quatre mains et de nombreux collectifs dont des livres d’art, des écrits épistolaires, des textes de réflexion et d’autres formes génériques. Il nous faut plusieurs pages pour n’en citer que les titres[14].

La tendance multipolaire constitue l’un des fondements de la pensée khatibienne. Outre l’ouverture à tout dialogue vivifiant et interactif, on distingue aisément un autre pôle d’intérêt qui est le voyage. Grâce à ses voyages fréquents et multiples, il parvint à mieux cerner ce qu’il désignait par les lieux de passage et de résistance entre les hommes, les communautés et les pays, entre les différentes cultures, les spiritualités et les religions. Ces voyages étaient parfois physiques et parfois intellectuels, voire oniriques, mais tous avaient une ligne directrice représentée par la notion de « l’étranger professionnel ». Ce point nous renvoie à son essai intitulé : Figures de l’étranger dans la littérature française qui montre l’intérêt de Khatibi (1987, 211) pour l’écriture « en tant qu’exercice d’altérité cosmopolite, capable de parcourir les différences »[15]. Il (1987, 66) y définit ainsi une fonction de l’étranger : « l’étranger est le troisième terme entre moi et moi. Il est un messager, un passeur de désir et de pensée »[16]. Ceci montre que le voyage devient passage, grâce à la rencontre avec l’étranger. Autrement dit, sans cette rencontre, il n’y a pas de passage possible. Malgré cela, le changement en soi n’opère pas toujours. Pour ce faire, il faut des conditions éthiques. Khatibi (1987, 85) en dit dans le même essai : « Rencontrer l’étranger, leçon paradoxale : rencontrer, ne pas évaluer ni dévaluer, ni classer là où il ne s’agit que de différer (ses croyances, ses habitus, ses passions barbares) »[17]. Ainsi, en plus de sa mission de passeur, l’étranger professionnel possède une éthique qui, d’une part, va à l’encontre de toute forme de racisme ou de rejet, et d’autre part,  permet de dépasser la passion de l’autre, la passion de la rencontre en la transformant en écoute, en accompagnement comme le disait Khatibi lui-même. Pour cela, il nous a laissé des points de repère, comme « l’Inter » dans les relations personnelles ou collectives, culturelles ou religieuses, dont « l’interlangue de l’aimance » fait partie. Ce point sera repris plus loin dans cette communication.

Quant à la question de l’identité, arrêtons-nous simplement sur un chapitre dans Le scribe et son ombre qu’il lui consacra et qu’il nomma de fait Fluidité identitaire où il (2008, 120) dit :

L’accès à mon humanité ne m’est pas accordé par héritage. Plutôt par désir d’extranéité. Dans le sillage d’une fluidité identitaire, marquée de points mobiles d’adaptation à soi et à autrui, comme si le scribe que je suis faisait son autoportrait en puisant dans un réservoir de passés successifs, sans aucun effort apparent[18].

Ces passés successifs correspondent au jeu d’identités successives ou surimposées qu’il dut pratiquer tout au long de sa vie. Un jeu qui exige un esprit d’analyse approprié à chaque situation. En d’autres termes, une intelligence circonstancielle. Ceci confirme, si besoin est, que, pour Khatibi, l’identité est étroitement liée à l’altérité. Ainsi, il y eut d’abord le mot d’ordre : « se décoloniser » de l’époque où il était jeune et qu’il fit sien, tant que la situation l’exigeait. Ensuite, son mot d’ordre propre fut : « Transfigurer l’expérience en épreuve initiatique », l’ayant amené à transmuer la violence subie en action positive et productive. Je n’ajouterai, concernant ce point, que les propos de Hassan Wahbi (2009, 13) qui concordent avec ma propre pensée : « Pour Khatibi, ni l’histoire ni l’identité ne sont figées dans le temps malgré les passions collectives qui ravivent ce type de figement, soutenues en cela par les idéologues culturalistes et solipsistes qui taillent au cordeau »[19].

Khatibi avait, par ailleurs, compris que l’on ne pouvait pas isoler l’intellect des différentes instances du « moi », aussi bien le conscient que l’inconscient. Il ne pouvait pas faire fi des éléments psychologiques qui existent dans un être à son insu. Il eut alors un certain intérêt pour la psychanalyse. Le dialogue entre la psychanalyse et la littérature existe depuis l’avènement de la psychanalyse et Khatibi y a contribué de manière remarquable, tout d’abord par des conférences et des articles tels que : Histoires généalogiques du mot divan, Emasculée conception ou encore Possession d’Iblis, respectivement publiés dans les revues de psychanalyse : Transitions, Fleuve, Patio[20], et repris dans son ouvrage Par-dessus l’épaule[21]. Ensuite par ses correspondances avec les psychanalystes Jacques Hassoun et Ghita EL Khayat, ayant donné deux ouvrages ; respectivement : Le même livre[22] et Correspondance ouverte[23]. Et enfin, par la publication de sa propre psychanalyse dans Le Scribe et son ombre, chapitre Psychanalyse ponctuelle[24]. Par cette démarche, il s’aventura en dessous du seuil du conscient pour fouler un chemin encore inexploré et sonder des mécanismes intra-psychiques plus complexes. Et comme aucun psychanalyste n’a publié son journal, la démarche de Khatibi demeure unique.

Quant à la poésie de Khatibi, c’est celle qui explore aussi bien la beauté que la gravité de la vie, la légèreté que la densité des choses. C’est également celle qui désire, qui affirme la vie et la justifie en art et en pensée. Et c’est elle qui a introduit Khatibi au monde comme une promesse, une promesse qui se renouvelle, car son premier engouement fut Gibran Khalil Gibran, poète bilingue dont la sensibilité le toucha immédiatement. A douze ans, il s’essayait à des poèmes qui le pastichaient, des poèmes en arabe. Puis ce furent les romantiques français. A douze-treize ans, il publia un poème en français dans la page culturelle de Maroc-Presse. Ensuite, ce furent Baudelaire et Rimbaud, puis bien d’autres poètes.

Ses poèmes montrent qu’il fait partie des poètes les plus inventifs dans la langue française. On y relève particulièrement l’identité des contraires, la fragilité des images, la rhétorique musicale et la rigueur surdéterminante. Khatibi est un styliste des idées et de leur mise en forme. Dire en peu de mots le plus de sens est la règle première de ce style. Vient ensuite le rythme qui lie les choses à la langue qui les exprime, et qui nous fait distinguer le style de Khatibi, le mouvement émotif de sa pensée à la fois poétique et proche du mythe. Ceci paraît clairement dans son œuvre Le lutteur de classe à la manière taoïste[25]. Il avait lu le Tao par curiosité et découvert que le taoïsme, pensée issue d’une tradition lointaine, était très intéressant. Alors il l’a fait intervenir au Maghreb en 1975, non pas par provocation, mais parce qu’il était fasciné par cette grande pensée du vide.

Et dans son ouvrage Quatuor poétique ou Vœu de silence qu’il qualifie de variations sur le silence et la poésie se référant particulièrement à l’œuvre de Rilke, et qu’il dédie à la mémoire de Jacques Derrida, Khatibi (2006, 10) dit :

Le poète est seul devant la puissance infinie du silence, garant et abîme de son chant… Le poète sent que la langue qu’il parle et qui le parle, lui a été prêtée, comme si elle allait lui être retirée, par extorsion ou par la pesanteur du silence qui nourrit, dans les moments de détresse, sa difficulté de vivre[26].

La poésie de l’aimance, plus particulièrement, a permis à Khatibi (2008, 128) de tracer une ligne de démarcation et de devenir pour l’amour qui pense. Une espèce de clairière où s’opère la découverte de soi et de l’autre :

J’appelle aimance cette autre langue d’amour qui affirme une affinité plus active entre les êtres, qui puisse donner forme à leur désir et à leur affection mutuelle, en son inachèvement même. Je pense qu’une telle affinité peut libérer entre les aimants un certain espace inhibé de leur jouissance. En cela, elle réclame le droit à l’art et à la pensée dans l’univers si complexe et si paradoxal des sentiments. C’est donc un art de vie, telle qu’elle est et telle qu’elle advient… [27].

Il s’agit d’accompagner soi et l’autre dans le monde du savoir sensible, au moyen de l’art et de la pensée. C’est donc l’un des ponts les plus intéressants que Khatibi ait jetés entre le monde des signes et les signes du monde. Mais ce concept ne permit pas seulement à Khatibi de capter et de mettre en circulation ces signes grâce à la vitalité du langage poétique, de l’imagination et des jeux d’esprit, comme on pourrait le croire. Il l’a également aidé à mettre à distance la violence de certaines personnes ou situations. Hassan Wahbi (2010, 44) le souligne en évoquant des propos de Khatibi :

Il m’arrive d’écrire à cœur ouvert quand je souffre. Relisez En guise de souffrance dans les poèmes Aimance. C’est le condensé de certaines situations de vie assez insupportables, dans mes relations avec d’autres. Mais j’ai tout sublimé pour en tirer une leçon de vie[28].

Khatibi est toujours parmi nous. Plus que cela, il vit en nous, selon le principe de la sollicitude, et suivant la ligne spirituelle qui traverse quasiment l’ensemble de sa production. Chaque fois qu’on a recours, d’une façon ou d’une autre à son œuvre, il est présent. Parce que Khatibi se souciait de nous, de l’Autre. Il était toujours à l’écoute de ce qui se passait autour de lui, de manière affirmative ou bien en retrait, mais toujours à l’écoute. Cet élan d’altruisme, de compréhension et de communication avec l’autre explique également les rapports qu’il entretenait avec des grands penseurs tels que Roland Barthes (1979, 667) qui lui a rendu un bel hommage dans un texte intitulé Ce que je dois à Khatibi, dont voici un extrait qui révèle beaucoup de choses :

Khatibi et moi, nous nous intéressons aux mêmes choses : aux images, aux signes, aux traces, aux lettres, aux marques. Et du même coup, parce qu’il déplace ces formes, telles que je les vois, parce qu’il m’entraîne loin de moi, dans son territoire à lui, et cependant comme au bout de moi-même, Khatibi m’enseigne quelque chose de nouveau, ébranle mon savoir… Car ce qu’il propose, paradoxalement, c’est de retrouver en même temps l’identité et la différence : une identité telle, d’un métal si pur, si incandescent qu’elle oblige quiconque à la lire comme une différence. C’est en cela qu’un Occidental (comme moi) peut apprendre quelque chose de Khatibi[29].

L’originalité de Khatibi se trouve, d’une part, dans l’élaboration d’une « pensée-autre décolonisée », en dehors des stéréotypes concernant l’Occident et l’Orient, et d’autre part, dans le renoncement au savoir-faire impersonnel, dans l’écartement de la prose ordinaire au profit de textes exigeants qui déjouent les règles génériques. Ce sont les textes eux-mêmes qui importaient à Khatibi et non les labels. Des textes où opère « l’éclosion du sens ». Le sens qu’il tenta justement de faire éclore dans des écrits ouverts à l’aventure et à la tâche inconnue. Aussi s’était-il volontairement écarté des voies « reconnues » qui ne conviennent ni à sa vocation littéraire, ni à sa responsabilité créatrice. Parce que le chemin de Khatibi est régi par la conscience intellectuelle, par le plaisir de la pensée en quête du sujet littéraire et de son individuation, loin de toute aliénation au système de reproduction ou de consommation, loin de toute forme de populisme ou de culturalisme. C’est également un chemin du désir de l’intemporalité et de la trace. Autant de points qui nous permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un chemin initiatique qu’il parcourut comme le souligne Hassan Wahbi (2010, 64) « comme un fugitif de la Mort, un rescapé d’une apocalypse dont ses textes témoignent.  Dans le rythme, les tremblements de la syntaxe… »[30]. Pour toutes ces raison et bien d’autres, qu’il serait impossible d’évoquer en si peu de pages, la place de Khatibi est unique dans l’histoire culturelle marocaine et son œuvre, légitimement qualifiée d’Universelle.


[1] Laboratoire de recherche et de développement, Datacell, France.

[2] Abdelkébir  Khatibi (1971). La mémoire tatouée, Denoël, Paris, p. 12.

[3] Abdelkébir  Khatibi (1971). La mémoire tatouée, Denoël, Paris, p. 16.

[4] Abdelkébir  Khatibi (2007). Jacques Derrida en effet, Al Manar, Paris, p. 57.

[5] Jacques Derrida (1996). Le Monolinguisme de l’Autre, Paris, Galilée.

[6] Abdelkébir  Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, p. 61.

[7] Abdelkébir  Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, pp. 118-119.

[8] Hassan Wahbi (2010). La beauté de l’absent. Entretiens avec Abdelkébir Khatibi, L’Harmattan, Paris, p. 28.

[9] Abdelkébir  Khatibi (1979). Le roman maghrébin, Essai, SMER (Société marocaine des éditeurs réunis), Rabat, p. 9.

[10] Abdelkébir  Khatibi (1983) Maghreb pluriel, Essai, Denoël, Paris.

[11] Abdelkébir  Khatibi (1979). Penser le Maghreb, Essai, SMER, Rabat.

[12] Abdelkébir  Khatibi (1990). Le métissage culturel. Manifeste, Okad, Rabat, p. 150.

[13] Abdelkébir  Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, p. 118.

[14] Saïd Nejjar (2001). Bibliographie de l’œuvre de Abdelkébir Khatibi, Okad, Rabat, pp. 23-54.

[15] Abdelkébir Khatibi (1987). Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, Paris, p. 211.

[16] Abdelkébir Khatibi (1987). Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, Paris, p. 66.

[17] Abdelkébir Khatibi (1987). Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, Paris, p. 85.

[18] Abdelkébir  Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, p. 120.

[19] Hassan Wahbi (2009). Abdelkébir Khatibi. La fable de l’aimance, L’Harmattan, Paris, p. 13.

[20] Saïd Nejjar (2001). Bibliographie de l’œuvre de Abdelkébir Khatibi, Okad, Rabat, p. 35.

[21] Abdelkébir Khatibi (1988). Par-dessus l’épaule, Aubier, Paris.

[22] Abdelkébir Khatibi et Jacques Hassoun (1985). Le Même Livre, L’Éclat, Paris.

[23] Abdelkébir Khatibi et Ghita EL Khayat (2004). Correspondance ouverte, Marsam, Rabat.

[24] Abdelkébir  Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, pp. 71-89.

[25] Abdelkébir Khatibi (1976). Le lutteur de classe à la manière taoïste, Sindbad, Paris.

[26] Abdelkébir Khatibi (2006). Quatuor poétique. Rilke, Goethe, Ekelof, Lundkvist, Al Manar, Paris, p. 10.

[27] Abdelkébir Khatibi (2008). Aimance, Al Manar, 2004. Poésie de l’aimance, Œuvres II, La Différence, Paris, p. 128.

[28] Hassan Wahbi (2010). La beauté de l’absent. Entretiens avec Abdelkébir Khatibi, L’Harmattan, Paris, p. 44.

[29] Roland Barthes (1979). Khatibi La Mémoire tatouée, Œuvres complètes, Vol. V, UGE, Paris, p. 667

[30] Hassan Wahbi (2010). La beauté de l’absent. Entretiens avec Abdelkébir Khatibi, L’Harmattan, Paris, p. 64.

Communication de Maria Zaki, le 14.03.2019 à 14H 30 à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines  de Rabat (Maroc), Colloque International en hommage à Abdelkébir Khatibi (12-15 Mars 2019).